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Le Cinéma de Roland Barthes   Philip Watts

 

 

 

Le premier ouvrage consacré aux écrits de Roland Barthes sur le cinéma

La vie de Roland Barthes, qui fut sans conteste l’un des théoriciens et des critiques de la culture les plus fins et les plus écoutés du XXe siècle, a coïncidé avec celle du medium artistique le plus puissant qu’ait connu le siècle dernier. Né en 1915, l’année de Naissance d’une Nation, Barthes a grandi avec l’avènement du film parlant, et sa mort précoce, en 1980, est intervenue juste avant que la vidéo et le numérique ne transforment radicalement la façon dont on produit et regarde les films. Il eût été étonnant que ces destins parallèles ne se soient pas rencontrés. Et, de fait, les rencontres ont été nombreuses, même si, comme le montre cet ouvrage, elles paraissent à première vue erratiques et déconcertantes. Car le cinéma faisait problème pour Roland Barthes : les relations qu’il a entretenues avec lui furent intermittentes, changeantes et, surtout, ambivalentes.

De même que ses travaux de critique et de théorie littéraires peuvent être regroupés en différentes phases (autour des mythologies, du structuralisme, du post-structuralisme et de l’autobiographie), de même le cinéma a-t-il pris des significations très différentes pour Roland Barthes selon les périodes – à quoi s’ajoute bien entendu le fait que le cinéma a connu lui-même des évolutions considérables au fil des décennies. Il en ressort une myriade de relations avérées ou possibles entre un critique aux multiples visages et un medium aux multiples dimensions. Il ne faut donc guère s’étonner de voir le nom de Barthes apparaître si souvent dans les bibliographies des théoriciens du cinéma, de voir de si nombreux critiques de films le prendre pour modèle, ou de le voir si souvent enseigné dans des cursus d’études cinématographiques – bien que lui-même n’ait jamais mis le cinéma au cœur d’un de ses grands ouvrages et qu’il ait même déclaré parfois éprouver une certaine allergie à son égard.

Ce livre s’articule autour de quatre centres de gravité. 1° Il explore d’abord la relation de Barthes à certains courants intellectuels de l’après-guerre qui approchent le cinéma avec une certaine méfiance, et dont les  perspectives philosophiques et sociologiques ont alimenté le livre qui l’a rendu célèbre, Mythologies. 2° Un deuxième mouvement discute la façon dont Barthes se positionne envers quelques-uns des grands théoriciens classiques du cinéma, comme André Bazin et Sergueï Eisenstein. 3° L’ouvrage se penche ensuite sur la période particulièrement riche et complexe qui, des textes sémiologiques de 1965 aux écrits post-structuralistes de 1975, conduit Barthes à affronter deux questions idéologiques en tension contradictoire. D’une part, les effets potentiellement insidieux des appareils de représentation, surtout lorsqu’ils exercent une emprise aussi puissante que l’industrie cinématographique. D’autre part, l’attrait des formes populaires de représentation qui alimentent ce type d’appareil – avec une attention particulière pour l’imagination mélodramatique, dont les films de l’époque furent un vecteur privilégié qui tout à la fois séduisait et troublait Barthes. 4° Enfin, l’ouvrage se penche sur la façon dont, dans ses dernières années, Barthes s’est de plus en plus intéressé aux formes de solitude et de vivre ensemble dont le cinéma donnait simultanément des modes de figuration et des modes d’expérience, tandis qu’il composait La Chambre claire, sa brillante méditation sur la photographie publiée l’année de sa mort. On ne saurait malheureusement qu’imaginer comment aurait pu évoluer le rapport de Barthes au cinéma s’il avait eu l’occasion d’en suivre le développement jusqu’à la fin du siècle.

 

Une étude au carrefour des disciplines

Phil Watts accumule les indices montrant à quel point des articles en apparence « mineurs » sur le cinéma ont pu jouer un rôle crucial dans les distances que Barthes a rapidement prises envers l’analyse structurale des récits et des images. Les réserves bien connues que Barthes éprouvait à l’égard de l’expérience cinématographique documentent paradoxalement l’irrépressible attrait qu’a également exercé ce medium artistique qui, par les résistances qu’il lui opposait, a aidé ce structuraliste toujours-déjà dissident à neutraliser l’arrogance d’un « discours scientifique cro[yant] être un code supérieur ». Autrement dit : le cinéma de Roland Barthes nous intéresse dans la mesure où il a joué un rôle d’empêcheur de théoriser en rond, taraudant depuis l’intérieur les gestes théoriques d’un des plus grands théoriciens du XXe siècle.

Souvent, surtout à l’époque des Mythologies et sous le coup d’un brechtianisme assez intolérant, Barthes condamnait ce qu’il était conduit à voir – généralement des films issus de l’industrie culturelle française (Guitry) ou hollywoodienne (Kazan, Mankiewicz) – au nom d’une posture démystificatrice prompte à dénoncer les divertissements de masse comme des appareils d’abrutissement. L’un des principaux mérites du livre de Phil Watts est toutefois de faire mieux sentir la présence d’une autre voix, plus ténue et plus humble, qui témoigne de son appréciation envers les œuvres de quelques cinéastes, auxquels il savait prêter au besoin une attention très intense.

En dépliant les conséquences d’une tension générée par un constant excès du sensuel sur le théorique dans les écrits de Barthes sur le cinéma, Phil Watts s’est trouvé écrire un livre exemplaire de par sa situation au carrefour de trois (in)disciplines dont l’inter-pollinisation a joué un rôle majeur dans le développement des études cinématographiques.

Même si la veine en reste relativement discrète, Le cinéma de Roland Barthes peut être lu comme une leçon de queer studies : sans jamais rompre ouvertement (malgré les querelles hautement médiatisées avec la Sorbonne) avec les modes de vie acceptables au sein de l’institution universitaire française de son époque, Barthes a tissé dans ses œuvres de nombreuses références plus ou moins cryptées à son orientation sexuelle, que les analyses mettent ici en valeur avec une délicatesse attentionnée et un humour complice. L’arrière-fond de ce que Phil Watts identifie, dans le chapitre premier, comme une « camp poetics » (moment très particulier de la revendication gay) apporte une lumière particulièrement éclairante sur ce que Barthes a pu écrire au sujet des films durant les années 1950, anticipant une sensibilité queer qui ne fera surface dans les études cinématographiques que bien plus tard, mais dont on voit ici qu’elle surdéterminait déjà certaines analyses proposées par Barthes dès le début de sa carrière.

Mais Le Cinéma de Roland Barthes offre également une leçon d’attention littéraire. Sans jamais tomber dans la facilité (ou la violence) de lire les écrits de Barthes à contre-poil, Phil Watts exploite constamment l’excès sensuel propre au grain du texte pour en faire émerger la richesse polysémique. Comme chez Barthes, l’analyse porte ici sur des nuances, sur des détails observés avec une attention quasiment fétichiste. Et c’est bien en ceci que les écrits sur le cinéma jouent un rôle crucial dans l’œuvre de Barthes, malgré leur caractère apparemment diffus, désinvolte et marginal : c’est leur statut même de textes « mineurs » qui les positionne au mieux pour faire apparaître une autre voix, présente depuis toujours.

Parce qu’il tendait à le concevoir comme un « repoussoir méthodologique », le cinéma a servi à Barthes de champ privilégié d’exploration des tensions à l’œuvre au sein de sa pensée. Comme les études cinématographiques étaient alors à peine émergentes, il n’a pas eu à prendre d’assaut la Sorbonne pour affirmer sa sensibilité au medium filmique. Quelque brèves notations sur un film de Chabrol, un commentaire sur quelques photogrammes d’Eisenstein, une « impression de tournage » avec Téchiné, une lettre d’amour à Antonioni : c’est bien dans ce qui pourrait apparaître comme des « rebuts » de son œuvre complète que Phil Watts est allé chercher de quoi mettre mieux en lumière cet autre visage « sensualiste », toujours-déjà présent sous le masque officiel de « l’herméneute ». Pour mener à bien son travail, Phil Watts n’a pu faire apparaître cet autre Barthes qu’en accordant le crédit d’une attention littéraire à ces écrits négligés, ainsi qu’à l’excès d’intelligence sensuelle innervant les détails de leur texte, en-deçà ou au-delà des revendications conscientes de leur auteur – opérant ainsi sur Roland Barthes un geste interprétatif typiquement barthésien.

Le Cinéma de Roland Barthes peut enfin se lire comme une oblique leçon d’archéologie des media. Le fétichisme (humoristique) que Phil Watts aide à retracer jusqu’à la période des Mythologies conduit Roland Barthes à investir dans les images – en mouvement ou immobiles – un pouvoir quasi-magique, aux limites du spirituel et du sacré. Si le chapitre deux met en lumière les interactions étroites qui ont eu lieu entre Barthes et André Bazin dans les années 1950, le chapitre cinq montre comment La Chambre claire a élaboré une hantologie de la photographie très différente de « l’ontologie de la photographie » brillamment développée par Bazin trois décennies plus tôt. Plus de dix ans avant que Jacques Derrida ne s’intéresse aux Spectres de Marx, Barthes pratiquait déjà cette hantologie lorsqu’il se penchait sur les persistances spectrales émanant des photographies de sa mère ou d’un condamné à mort du siècle passé.

 

Un livre interrompu par la mort, mais supplémenté par Jacques Rancière

Le Cinéma de Roland Barthes peut se lire comme la réflexion d’un critique littéraire, passionné de films, sur la contribution apportée aux études cinématographiques par un autre critique littéraire, plus désinvolte, à travers une distance de 40 ans. Phil Watts y a travaillé pendant plusieurs années et s’apprêtait à en donner une version définitive, lorsque des circonstances tragiques l’ont empêché de compléter son travail : un cancer foudroyant a été diagnostiqué au printemps 2013, qui devait l’emporter dès l’été, sans lui donner le temps de parachever son ouvrage.

Un groupe d’amis a travaillé pendant dix-huit mois à recoudre, réviser et peaufiner son manuscrit, qui malheureusement s’interrompt au seuil de l’analyse de ce que Phil Watts concevait comme une certaine continuité de la pensée française sur le cinéma, de Roland Barthes jusqu’à Gilles Deleuze et Jacques Rancière. Faute de pouvoir écrire cette partie manquant à sa place, les éditeurs ont préféré supplémenter son livre en lui ajoutant un entretien avec Jacques Rancière, qui connaissait et appréciait Phil Watts. C’est donc lui qui réfléchit ici sur les particularités, les enjeux et l’impact des écrits de Barthes sur le cinéma, ce qui lui permet tout à la fois de compléter et nuancer le tableau peint par Phil Watts dans les chapitres précédents et de commenter avec humour sa propre relation, longue et complexe, à la pensée de Barthes.

D’une génération plus jeune que Barthes, Jacques Rancière a conduit une carrière intellectuelle tout aussi illustre et, en de nombreux points, remarquablement comparable à la sienne. Depuis 1995, à travers plusieurs ouvrages qui ont fait date, il a joué un rôle prééminent dans les discussions interdisciplinaires particulièrement riches et nourries qui ont animé les rapports entre films et philosophie. Comme Roland Barthes, il a la réputation justifiée d’éclairer les débats de notre époque par de puissantes intuitions qui touchent au cœur des problèmes en question, qu’il s’agisse de philosophie ou de politique. Ses propos fournissent un point d’arrivée à la fois pertinent et stimulant au Cinéma de Roland Barthes.

Un bref texte de Roland Barthes, non inclus dans les Œuvres complètes, est proposé en annexe : une présentation destinée à accompagner la sortie en 1961 du film Les Inconnus de la terre, dans lequel le réalisateur Mario Ruspoli dressait un portrait de la vie rurale sur les plateaux isolés de Lozère. L’ouvrage se conclut par une bibliographie aussi complète que possible sur les articles consacrés par Barthes au cinéma et sur les études ayant pris pour objet son rapport au cinéma.

 

 

Les éditeurs scientifiques

Dudley Andrew est professeur de cinéma à l’université de Yale. Il a publié, entre autres, André Bazin (Cahiers du cinéma,‎ 1983) et Une idée du cinéma. De Bazin à nos jours (sic, 2014).

Yves Citton est professeur de littérature à l’université de Grenoble-Alpes. Il publié récemment Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014).

Vincent Debaene est professeur de littérature à l’université de Columbia. Il a publié L’Adieu au voyage (Gallimard, 2010) et a coordonné l’édition Pléiade des Œuvres de Claude Lévi-Strauss (Gallimard, 2008).

Sam Di Iorio est professeur de littérature à Hunter College.  Il a récemment contribué aux ouvrages collectifs A Companion to François Truffaut (Wiley/Blackwell, 2013) et The French Cinema Book (BFI/Palgrave Macmillan, 2016).

Sophie Queuniet est senior lecturer à l’université Columbia, où elle enseigne et écrit sur la culture et la littérature françaises du XXe siècle.

 

 

La Table des matières

 

Introduction des éditeurs  

 

Introduction

Chapitre Premier – Un spectacle dégradé

L’interprète et le sensualiste – La coupe romaine – Un cinéma de la guerre froide – Démystification, 1957 – « Le visage de Garbo » – « Rafraîchir la perception du monde » – Barthes et la Nouvelle Vague

Chapitre Deux – Barthes et Bazin

Continent perdu– De l’ontologie à la rhétorique et vice versa – La Chambre claire

Chapitre Trois – Une autre Révolution

Le fétichiste – Eisenstein, 1970 – Du gauchisme à l’affect

Chapitre Quatre – En sortant du cinéma

La science de la filmologie – La théorie du dispositif – Une longue conversation avec Christian Metz – En sortant de la théorie

Chapitre Cinq – L’imagination mélodramatique

Les Sœurs Brontë – Le tournant mélodramatique de la Nouvelle Vague – L’imagination mélodramatique de Michel Foucault – Barthes et Foucault – Barthes et Truffaut : la photographie mélodramatique

Conclusion – De Barthes à Rancière ?

 

Entretien avec Jacques Rancière sur Roland Barthes et le cinéma  

 

Annexe : Roland Barthes, Présentation des Inconnus de la terre de M. Ruspoli (1962) 

Bibliographie

Index 

 

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